Le rêve de Sylvie : Kathryn Lasky – La ballerine et les barricades

Toute sa vie Sylvie n’a connu que le monde du ballet. Tous les jours elle va à l’école de danse pour s’entrainer pendant de longues heures. Entre les élèves il y a beaucoup de compétition et de rivalité. Au moins Sylvie a une amie, Isabelle. Les règles du ballet sont compliquées. Pour avancer dans le niveau supérieur, seulement savoir danser ne suffit pas. Il faut aussi avoir la bonne taille et la bonne silhouette. C’est strictement mesuré. La danse est la seule instruction que Sylvie reçoit. Il n’est pas considéré important que les jeunes ballerines apprennent à lire ou écrire. Toutefois Sylvie sait lire un peu. Nous ne savons cependant pas comment elle l’a appris.

Le ballet est la vie pour Sylvie. C’est sa passion. Elle ne connait rien d’autre. Tout cela change brusquement quand la guerre est déclarée. L’histoire se passe en l’an 1870, c’est le commencement de la guerre franco-prussienne. La guerre signifie l’irruption de la vie réelle dans le monde de Sylvie. La fermeture de l’opéra pendant le siège de Paris la contraint à s’entraîner dans des conditions improvisées à la maison. Mais de plus en plus Sylvie doit se confronter à la réalité de la vie au-delà du théâtre.

Elle retrouve sa « petite mère » du ballet, Léontine Beaugrand, dans la Comédie-Française transformée en hôpital militaire. Là, elle voit des soldats grièvement blessés et même mourants. Tout à coup, la vie du théâtre semble irréelle, absurde, même si dans ce théâtre-ambulance ces deux mondes se rencontrent paradoxalement. Dans les semaines suivantes Sylvie aide Léontine à collecter de la nourriture auprès des habitants plus riches qui sont prêts à faire des donations.

Elle est aux côtés de sa grande idole du ballet, Giuseppina, quand elle est en train de mourir de faim pendant le siège. Sylvie était tellement impressionnée par cette jeune fille et sa manière de danser. Même des années après la mort de Giuseppina, elle ne trouvera personne qui réussisse à rejoindre son niveau. Au contraire de sa sœur, elle n’a pas de préjugés envers les ballerines italiennes. Elle ne les juge que du point de vue performatif et esthétique de la danse.

L’autrice décrit l’histoire de Sylvie comme une fiction sur des bases historiques. Elle a respecté dans les grandes lignes la chronologie historique. Surtout la guerre franco-prussienne m’a paru encore assez authentique. Mais le genre (il s’agit encore une fois d’un roman pour la jeunesse) et la manière avec laquelle Lasky traite la matière historique résultent sans doute dans un affadissement des faits historiques racontés. Elle-même dit dans la note de l’auteur qu’elle a « travaillé dans un cadre qui [lui a] permis d’utiliser certains faits et, à l’occasion, de les dépasser » (199). Elle dit toutefois de s’être efforcée toujours de « rester fidèle au contexte historique qui était le leur » (199). Ça devient particulièrement évident dans le cas de la Commune.

En effet on a presque l’impression que toute la période de la Commune se passe dans un temps beaucoup plus bref qu’en réalité. En plus il y a des vraies erreurs de chronologie. Un personnage dit par exemple que les révolutionnaires ont fondé la Commune parce qu’ils étaient mécontents que le gouvernement ait autorisé les prussiens à entrer dans la ville « la semaine dernière » (148), quand entre l’entrée des troupes allemandes à Paris le 3 mars et le commencement de l’insurrection le 18 mars il y a environs deux semaines. Et à ce point, la Commune de Paris n’avait même pas encore été fondée. Mais les difficultés chronologiques deviennent encore plus évidentes dans la scène suivante, où les évènements ici mentionnés se déroulent dans l’ordre figurant ci-dessous. Le bruit court que l’armée versaillaise est sur le point de reconquérir Pairs. Il y a déjà des explosions et on se bat autour de l’Hôtel de Ville. La sœur de Sylvie dit que les communards devraient marcher sur Versailles parce que les forces du gouvernement sont désorganisées. Tout ça se passe au moment où les Versaillais ont déjà lancé un assaut sur la ville, donc on est déjà en pleine guerre civile. Seulement (et déjà immédiatement) dans le chapitre suivant, les Versaillais entrent dans la ville. Cet assemblage de faits sans doute réellement avenus au printemps 1871 dans un ordre chaotique et déviant de celui chronologique de l’histoire rappelle l’adaptation filmographique de la pièce de Brecht sur la Commune tournée dans les années soixante en RDA.

En général, beaucoup de poids est mis sur l’acceptance manquante des conditions des négociations de paix avec les Allemands comme origine de l’insurrection parisienne. C’est évidemment une raison, mais pas la seule. Dans un deuxième pas, aussi les idéaux sont mentionnés, comme pour exemple l’égalité. En générale les questions sociales (à part l’accès des filles à l’école) sont moins mentionnées, même si elles sont présentes dans le livre, comme par exemple la famine du siège. Mais cette expérience très concrète de la misère parisienne qui ne s’efface pas complètement avec la fin du siège n’est pas suffisamment mise en corrélation avec la fondation de la Commune. On ne doit pas oublier que l’attitude du gouvernement, qui immédiatement révoque toute mesure d’assistance aux Parisiens toujours affectés par le siège et qui censure les voix critiques, est au moins aussi important pour comprendre les origines de l’insurrection que les concessions aux Allemands, ou même plus encore. Il n’est pas clair si l’autrice en est consciente, même si elle mentionne la suspension des loyers comme une mesure de la Commune. Apparemment, pour des raisons inconnues, ce n’est pas quelque chose qui concerne Sylvie et sa mère, au contraire d’une partie significative de la population parisienne.

Sans ce contexte d’une misère beaucoup plus diffuse à Paris qu’avant le siège et des mesures aggravantes du gouvernement, on a l’impression que la Commune est quelque chose de soudain et de préoccupant. Ce qui n’aide pas est que Sylvie apprend sur la Commune que par ce qui disent les autres. Le lecteur ou la lectrice se trouve dans la même position de Sylvie qui doit assembler des pièces de puzzle si contradictoires sur la Commune. A part un locataire de la maison dans laquelle Sylvie vit avec sa mère et Madame Tatou, les opinions de la Commune sont très polarisées, avec la mère de Sylvie d’un côté et la sœur de Sylvie de l’autre. L’attitude du locataire se montre assez balancée, et modérée. Il critique tant l’anarchie révolutionnaire des Communards que la répression féroce des Versaillais. Il essaye de comprendre l’origine des évènements, dans un certain sens il a même de la compréhension pour les Communards, même s’il est convaincu qu’ils sont allés trop loin.

Dans ce puzzle d’informations sur la Commune, pas mal de parts viennent de la mère de Sylvie qui dépeint la Commune dans les couleurs les plus obscures possibles. Elle a une peur malsaine de tout ce qui est rouge, même les initiatives solidaires comme celles de Léontine lui sont suspectes. Pour quelque raison elle conclut que les « rouges » ne savent pas apprécier l’opéra et le ballet. Les mesures effectives de la Commune pour populariser l’art lui contredisent, mais l’autrice ne semble pas être au courant de ça, et certainement le personnage ne l’est pas.

En général, la Commune reste limitée à des bruits concernant les actions militaires (inclus les massacres commis par les Versaillais) et quelque mesure politique comme la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Elle reste comme un spectre imprévisible au second plan qui concerne directement seulement les militaires et les insurgés. Les seuls incidents où elle concerne directement les personnages principaux sont une explosion dans la rue comme mémento du conflit en cours, la peur que les discours haineux de sa mère à propos de la Commune puissent attirer l’attention des Communards et enfin la mort de la sœur de Sylvie dont je vais parler plus avant.  A l’opéra tout se passe normalement.

En ce qui concerne la mère de Sylvie, ce qui est frappant, est qu’il n’y pas de solidarité de classe entre elle et les Communards. Elle-même est blanchisseuse, mais elle se voit comme quelqu’un de meilleur parce qu’elle est dotée d’une certaine culture. Elle-même était danseuse à l’opéra ou mieux voulait le devenir, mais elle a dû abandonner sa carrière après la mort des parents. Elle a dû épouser un boucher, ce qui était très humiliant pour elle. Même si elle considère son mari décédé un homme décent, elle était dégoûtée de son travail et elle se disputait souvent avec lui parce qu’il ne savait pas apprécier l’art et la danse.

La perspective opposée est représentée par la sœur ainée de Sylvie, Chantal, qui ne vit plus à la maison. Au commencement elle est présentée surtout comme la fille ingrate qui se révolte contre la mère. Elle ne venait à la maison que pour demander de l’argent. Elle aussi aurait eu du talent pour le ballet, mais a dû quitter parce qu’elle ne s’efforçait pas assez. Elle est souvent provocative et insolente, surtout vers la mère. La seule exception est quand elle vient annoncer la fin du siège et les trois mangent de la confiture qu’elle a apporté. Maintenant elle danse dans un cabaret, ce qui plaît à la mère aussi tant que la profession du père des deux filles. Sylvie comprend que ce n’était pas la paresse qui la faisait quitter le ballet, mais la révélation que c’était que le rêve de sa mère, pas le sien. Danser dans le cabaret n’était pas son rêve non plus, mais elle y gagne son propre argent.

Dans le livre il y a une très belle conversation entre Sylvie et sa sœur où Chantal lui confie ses rêves. Pour moi c’était une des meilleures scènes du livre. C’est le moment quand on aperçoit enfin les idéaux de la Commune, dans les mots de Chantal :

« Mais je ne voulais pas être un rêve. Il y avait une petite fille qui habitait à côté de chez nous, Catherine. Elle allait à l’école. Elle avait des amies avec lesquelles il n’y avait jamais des rivalités. C’est ce que je détestais à l’école de danse, cette façon dont les filles passaient leur temps à se mesurer les unes les autres. On ne pouvait jamais faire confiance à qui que ce soit. […] Je voulais des amies réelles, dans le monde réel. »

(112-113)

Elle raconte comment elle a appris à lire : « C’est Catherine qui m’apprenait, jusqu’au jour où elle a déménagé. J’ai quand même continué toute seule et j’y suis arrivée. […] je passe mon temps à lire. Je lis des livres… Et les journaux aussi. » (113)

Mais Chantal parle aussi d’un autre rêve, un nouveau rêve qu’elle poursuit, celui d’un monde meilleur : « un monde plus juste, où il y a plus d’égalité » (114). Notamment elle se réfère au dur travail de leur mère et le misérable salaire qu’elle reçoit. Sylvie est surprise de cette soudaine sympathie vers la mère.

Par rapport à la guerre, Chantal dit : « Est-il juste que des hommes et de tout jeunes garçons soient obligés de faire une guerre qu’ils n’ont pas voulue ? Est-il juste que seuls les hommes soient engagés dans l’armée et pas les femmes ? » (115-116)

C’est à ce point que Chantal dit que pour la bonne cause elle se battrait jusqu’à la mort. C’est en effet une triste préfiguration du destin de la sœur de Sylvie. Vers la fin du livre une amie de Chantal annonce à Sylvie la nouvelle de la mort de sa sœur. Elle a confié à elle les rubans qu’elle avait porté au ballet. C’était le vœu de Chantal dans le cas qu’il lui arrivait quelque chose. Cette précaution, cette attente du danger laissent planer le doute sur la version que l’amie a raconté à Sylvie et sa mère, selon laquelle Chantal était juste au mauvais endroit au mauvais moment. Sans la mère Sylvie rejoint la fille et apprend la vérité sur la mort de sa sœur. Chantal a été tuée au Père-Lachaise parce qu’elle avait combattu pour la bonne cause.

Déjà avant de la mettre en relation avec le destin de Chantal, Sylvie est instinctivement bouleversée par la répression versaillaise. Elle exclame : « Des gens meurent pour des idées… Pour des idées, c’est complètement incroyable ! » (163)

Chantal continue à vivre dans les souvenirs de Sylvie, juste comme Giuseppina. Si Sylvie a fait des gros progrès en lecture, c’est sans doute à cause de la conversation avec Chantal où elle a compris l’importance de s’instruire. Elle aurait aimé connaître l’amie de Chantal qui lui a appris à lire. Sylvie souvent passe par le lieu où elle a parlé des rêves avec Chantal et se souvient.

Ce livre raconte donc le parcours de Sylvie. C’est une sorte de coming of age où on se met en route avec Sylvie qui trouve sa place dans la vie. A la fin du livre on a l’impression qu’elle réussit à intégrer dans la vie tant le monde du théâtre représenté par sa mère et la mémoire de Giuseppina que le monde réel représenté par Chantal et son amie inconnue. A la fin, malgré la rupture par les deux guerres et les évènements tragiques que Sylvie a vécus, elle réussit quand même à réaliser son rêve et devient danseuse étoile. En effet la peinture „L’Étoile“ de Degas sert comme inspiration pour le personnage de Sylvie.

Dans le même temps il devient clair que la carrière de ballerine est le propre rêve de Sylvie et pas seulement celui de sa mère. En témoigne l’amour pour le ballet qui est transmis par un langage très poétique et beau. Dans une dédicace très émouvante à la fin du livre, Kathryn Lasky explique le rôle fondamental de sa fille dans la création de ce livre en transmettant sa passion pour le ballet. C’est elle qui a utilisé beaucoup de ces expressions poétiques.

En établissant un lien entre le personnage de Sylvie et sa propre fille, l’autrice nous témoigne de l’actualité du livre, de l’intemporalité de la passion pour le ballet. Mais il y a encore une autre connexion entre l’histoire et l’actualité qu’on retrouve dans ce livre. Celle-ci est encore plus pertinente en 2022. Si on apprend comment la guerre fait irruption dans toutes les sphères de la vie de Sylvie et comment cette expérience change irrévocablement sa perspective, on pense immédiatement aux Ukrainiens, aux Syriens et à nombreux autres gens de tout le monde dont le destin a été affecté par la guerre et continue à l’être.

3.9.22

Lasky, Kathryn. La ballerine et les barricades. Éditions Gallimard Jeunesse, 2007.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Krief, titre original Dancing Through Fire

La Commune et la déportation dans les mots d’un de ses protagonistes peu connus [Souvenirs amers – François Camille Cron]

Une question qui continue à m’occuper est comment les communard(e)s eux-mêmes ont vécu la Commune et la répression qui la suivit. Certains ont publié des mémoires. Mais ce sont surtout les lettrés, les journalistes, les protagonistes principaux de l’insurrection, comme les membres de la Commune. Que reste-t-il cependant des autres, des simples gardes nationaux, de ceux qui n’ont pas et ceux qui n’auraient même pas pu laisser des traces écrites et encore moins des livres publiés? Une piste possible sont les lettres écrites par ceux qui le savaient faire. Certaines se trouvent dans les archives, comme les lettres retenues par l’administration, dont je suis convaincue qu’elles contiennent encore beaucoup plus d’informations qui n’ont jusqu’à présent pas été systématiquement étudiées.

Mais ce n’est pas la seule possibilité d’élargir la perspective sur cette question. Je viens de lire un ouvrage qui est un autre témoignage direct de cette époque, mais qui se différentie de tous autres genres à peine évoqués. Il s’agit une collection de textes rédigés par François Camille Cron pendant son séjour de déporté en Nouvelle-Calédonie. Au contraire des mémoires publiés par les communards, ce texte à l’origine n’était pas destiné à la publication. Celle-ci advint seulement une centaine d’années après les évènements décrits, lors de la redécouverte de cette source précieuse. Le texte est dédié surtout à son fils pour lui raconter l’histoire de 1870 et 1871 et expliquer pourquoi Cron a participé à l’insurrection et ce qu’il a vécu par conséquence.

Le texte commence par un récit de ce qui est avenu dans ces deux années fatidiques et de ce que Cron a vécu depuis. Mais dans le cours du temps, le caractère du texte change. Une fois que le passé et le présent se sont rejoints, les mémoires se transforment dans une espèce de journal. Cron y documente les anecdotes, les lettres reçues et envoyés. Il copie des textes comme des chants ou des citations de pièces littéraires et même un discours de Victor Hugo. Aussi il exprime ses sentiments et raffermit ses convictions politiques. Ce monologue est toutefois interrompu par des passages où il s’adresse à ses enfants ou son père, presque comme dans une lettre. J’ai apprécié les détails qui donnent des indications sur le déroulement des procès et des parcours des prisonniers ou la vie quotidienne des déportés. Ils restent toutefois fragmentaires. Cela vaut en particulier pour la vie à l’île des Pins. Les références à la terre de déportation restent peu abondantes, surtout si on les compare avec le récit des faits antérieurs, ce qui peut être témoigne de l’état d’aliénation et de l’ennui dans lequel se trouvait Cron. Ces cahiers sont toutefois un fort témoignage de la tentative d’un vaincu de la Commune de survivre dans ces conditions peu favorables, de garder un sens dans cette période d’inanité.

Ce qui distingue le texte de Cron d’autres textes est surtout son immédiateté. Il n’est pas réédité pour la publication ni pensé pour être envoyé par la voie postale. On ne trouve donc aucune autocensure ou restriction d’autre genre. En plus, considérant que Cron est toujours déporté quand il écrit ces lignes, il n’est pas astreint aux évènements qu’il décrit, mais se trouve toujours dans leur intérieur.

L’intérêt ne vient pas seulement de ce que Cron raconte, mais aussi de comment il se positionne par rapport aux évènements racontés, de comment il les classe et les évalue. Ce qui est surprenant est combien Cron se montre critique de la Commune et ne cherche pas à l’idéaliser devant la postériorité. Il critique surtout le manque d’organisation, l’expertise manquante des acteurs principaux, mais aussi l’intégration de gens questionnables ou même délinquants. Son jugement est également sévère par rapporte à l’exécution des deux généraux le 18 mars, et plus tard celle des otages :

« Comment vous, Républicains, aujourd’hui vous brûlez publiquement la guillotine parce que vous trouvez ignoble que la justice humaine (soi-disant) réponde par un assassinat à un autre assassinat, mais le lendemain vous ne guillotinez plus c’est vrai, mais vous fusillez des masses dont la majorité ne vous a jamais rien fait de mal.
Ce que vous trouvez injuste chez le juge […], le trouveriez-vous juste […] quand c’est fait par vous ?
Vous vous battez pour votre liberté dites-vous, mais alors voudriez-vous enchaîner celle de vos frères qui ne pensent pas exactement comme vous ?
Non ! Républicains ou soi-disant tels, commencez par prouver que votre gouvernement est le plus beau, le plus juste, loyal et le plus économique de tous les autres gouvernements, qu’il protège, qu’il régit & qu’il administre de la manière la plus juste, qu’il ne vit que par la volonté de la majorité nationale […]et en faisant droit aux réclamations justes et loyales d’une minorité quelconque. » (61)

Et il semble voir même une coresponsabilité des dirigeants communards pour les milliers de fédérés morts pendant la semaine sanglante, surtout de la part de ceux qui s’enfuient pour sauver leur peau au lieu de se battre jusqu’à la fin :

« Gens incapables ou brutes sauvages qui traînez derrière vous cette foule affolée chassée de ses quartiers, que tout le sang versé tombe sur vos têtes, gardez-en la responsabilité, mais ne revenez plus […]. Votre valise est prête, votre chemin est frayé, vous allez quitter la lutte que vous avez enflammée vous-mêmes pour mieux satisfaire votre cupidité, vous allez abandonner ces pères de famille qui ont eu la bonhomie de croire à vos paroles hypocrites. Ils sont là, ces hommes, vos victimes. Là, les voyez-vous ? En voilà un, deux, dix, vingt, cent, mille et mille qui tombent derrière la barricade qu’ils défendent pendant que vous liez les cordons de vos… bourses pour les abandonner lâchement ou dernier moment et aller vivre tranquillement à l’étranger […] !
Entendez-vous les plaintes et les gémissements des veuves et des orphelins dont le mari et père vient d’être tué ? Leur donnerez-vous au moins du pain ?
Entendez-vous ces fusillades de masses d’hommes traînés à votre suite qui sont tombés entre les mains de cette soldatesque ivre de sang et d’eau-de-vie, qui a perdu jusqu’à son instinct humain et qui fusille, fusille et fusille encore !!!… » (59)

Mais encore plus il accuse évidemment les soldats versaillais :

« Oui ! Généraux, officiers, sous-officier et soldats français, vous êtes courageux jusqu’à la férocité quand vous avez devant vous un peuple aveuglé, abandonné de ses chefs et surtout inexpérimenté ; quelle gloire et quels honneurs avez-vous acquis dans ces mémorables journées de Mai 1871 ?
Si en 1870, vos généraux et officiers avaient seulement montré la 10ème partie du courage qu’ils ont montré à l’entrée de Paris ; savez-vous ce qui serait arrivé ? » (59-60)

Ceci lui a été aussi reproché lors de son procès, se référant à des écrits précédents :

« Enfin Cron est un homme des plus dangereux car après la chute de la Commune à laquelle il avait pris une si large part comme combattant, il a prouvé qu’il était aussi un révolutionnaire convaincu en rédigeant un cahier intitulé : Les Idées d’un Démocrate alsacien dédiées à ses enfants et à la Génération future. Cahier où Cron, après avoir traité les soldats d’égorgeurs et d’assassins, pose les bases et les principes d’une nouvelle révolution. » (241)

Toutefois, malgré ses déceptions et la répression féroce, Cron reste fidèle à ses idéaux et convaincu d’avoir fait la chose juste :

« Je n’ai jamais failli à l’honneur et soyez assuré que jamais votre fils Camille ne tachera votre nom […]. Ce que j’ai fait, je l’ai fait par amour pour mon sol natal et par conviction, je l’ai fait pour arriver à mener un meilleur sort pour cette masse que l’on appelle les ouvriers, nos ennemis nous ont vaincus, tant pis pour nous mais au moins cette lutte sanglante qui a duré 71 jours n’aura pas été inutile à la cause du peuple car elle a voulu d’abord l’anéantissement de tous les projets de restauration monarchique en France et la proclamation définitive de la République, ensuite les franchises municipales de Paris qui a toujours été maintenu jusque-là, sous  la tutelle gouvernementale. Voilà mon père ce que nous avons fait et je suis certain que sous ce rapport vous savez bien que votre fils a fait son devoir de citoyen et que au lieu de le blâmer, vous en êtes fier. » (95-96)

Au-delà du jugement moral, la Commune est présente dans le récit de Cron surtout à travers ses expériences de la guerre civile.

Les réflexions de Cron sur la guerre, ou plutôt les guerres, m’ont frappées par leur actualité. Ainsi il écrit après avoir appris des bruits sur une nouvelle guerre en Europe :

« Je ne fais qu’un vœu, c’est le maintien de la paix. A qui rapporte la guerre ? Aux monarques et leurs satellites qui trempent leurs mains d’assassins dans le sang, ensuite les essuyent avec l’or des peuples vaincus. Quand viendra le jour où les peuples comprendront tous que les rois ne sont pas plus d’un homme et que la guerre commandée par eux n’est qu’un crime fratricide ? […]
Les pères et mères enseigneront-ils bientôt à leurs enfants leurs droits et leurs devoirs ?
O ! alors les enfants se diront, nous sommes au monde pour être utiles à nos parents et à nos concitoyens, aucun homme au monde n’a le droit de me forcer de quitter les pauvres vieillards qui m’ont donné le jour, me faire partir loin de mes foyers, me jeter dans un champ de bataille vis-à-vis d’autres malheureux, comme moi, et nous faire assassiner les uns les autres le plus possible et cela pour la plus grande gloire d’un monarque sanguinaire et bestial .
Non ! Quand tous les enfants connaîtront les Droits de l’Homme, nous n’aurons plus de guerre et par cela même plus de tyrans !
Les mots Patrie, Honneur, Gloire et Frontière n’ont été inventés que pour l’animosité des nations les unes contre les autres et ce qui fait la force des oppresseurs, la division des peuples les laisse regner tranquillement mais le jour où les nations traverseront les ruisseaux qui les séparent et se tendront fraternellement la main, ce jour-là le règne des vautours et d’autres oiseaux de proie à figures humaines sera terminé et la Paix maintenue éternellement dans l’Univers, alors, peuples il n’y aura plus de patries, plus de peuples, plus de frontières, il n’y aura que des hommes, l’univers et le bonheur de tout le monde par conséquent. Vive la Paix !» (141-142)

Ces six cahiers, dont le troisième a malheureusement été perdu, enrichis par les documents du procès et des nombreuses annotations nous donnent donc des aperçus précieux au temps tourmenté que leur auteur a vécu. Leur publication donne une voix au protagoniste du récit, ce communard si peu connu, une voix qui partage des pensées avec nous qui sont en partie toujours si pertinentes même en 2022.  

L’histoire d’une fille qui découvre le secret de sa propre histoire (Alice Alénin – Rouge de Sang)

En 1888, Aurore Brisson a 17 ans. Elle est orpheline, ses parents sont morts peu après sa naissance. Par conséquence elle a été élevée par son oncle et sa tante, la sœur de sa mère. C’est une famille bourgeoise, l’oncle en particulier semble avoir beaucoup d’influence. Jusqu’à présent, Aurore n’a jamais questionné sa vie. Elle a même consenti à un mariage arrangé dans le proche avenir. Elle joue simplement le rôle qui lui a été assigné comme fille bourgeoise.
Tout à coup tout devient différent quand une série d’évènements et découvertes met toute la vie qu’elle a vécue jusqu’à ce moment en question : l’histoire sur ses origines, le monde dans lequel elle bougeait, ses convictions… Depuis cette révélation elle se met en quête de la vérité sur la mort de ses parents qui, comme elle découvre, sont morts à cause de la répression de la Commune. Le long du chemin Aurore rencontre Louise Michel qui l’aide à trouver le frère de son père dont la sincérité et la bonté émeuvent Aurore car elle n’est pas habituée à cela à la maison. Encore et toujours, son chemin se croise avec celui de Raphaël, un jeune ouvrier. Les deux ont plus de choses en commun qu’ils le pensent au commencement et vers la fin du livre, elle commence à découvrir qu’elle éprouve ces émotions pour lui, qui ne veulent pas se former par rapport à son fiancé. Dans la nouvelle bonne, Victoire, enfin elle trouve une confidente et une amie. Pas après pas, elle commence à trouver son propre chemin.
Au-delà de cette découverte de soi-même, ce coming of age, et les aspects historiques de la Commune en rétrospective jusqu’à l’affaire Dreyfus en épilogue, ce livre se lit presque comme un roman policier. En fait, dans la volonté de découvrir son propre histoire, Aurore devient détective sans le savoir et découvre un terrible secret qui l’expose à un danger de mort…

Puisque le livre a lieu en 1888, la Commune de Paris se trouve surtout dans les rétrospectives, mais aussi dans le prologue du livre raconté à travers la perspective des parents d’Aurore. Dans peu de pages, l’autrice réussit à transmettre dans une manière croyable les émotions des communard(e)s qui comprennent que dans quelques secondes tout ce pour quoi ils se battent sera perdu pour toujours, et leurs espoirs sont détruits.
La mère d’Aurore reçoit une voix aussi à l’intérieur du livre, par les passages de son journal intime et par la lettre adressée à sa fille. Le journal donne une vue globale sur la Commune aux lecteurs et lectrices. Encore une fois il s’agit d’un livre pour les jeunes, donc c’est probablement la première fois qu’ils apprennent quelque chose sur cet évènement. Il n’est pas très élaboré, mais dans le même temps il apporte beaucoup de plus qu’une simple chronologie des évènements, car ils sont racontés d’une manière subjective et la mère les commente et y joint ses propres impressions. On apprend les espoirs d’une mère communarde d’un nouvel monde dans lequel sa propre fille grandira et les déceptions et les craintes qui augmentent toujours plus quand la guerre s’intensifie. Ce qui est particulièrement impressionnant est qu’elle n’hésite pas à critiquer les mesures de la Commune avec lesquelles elle n’est pas d’accord, comme le décret des otages.
Même s’il s’agit d’un livre de jeunesse, le roman ne cache pas les horreurs de la répression versaillaise, mais à cause de la narration rétrospective il n’y a pas de scènes trop graphiques. Ici ou là le livre est toutefois plus triste encore que la réalité historique, en particulier dans le sort de la mère qui est condamnée à mort en novembre 1871 et exécutée. D’après ce que je sais, une fois passé le temps des exécutions sommaires, les Versaillais n’osaient pas à exécuter d’autres femmes, même si Louise Michel avait demandé de partager le sort de ces compagnons d’armes masculins. Si je ne me trompe pas, il y avait certes des femmes condamnées à mort, mais toutes ont eu leurs peines commuées en travaux forcés.
La lettre à Aurore de sa mère à la fin du roman est également très touchante, une lettre qu’elle lui avait adressée avant d’être exécutée. Cette lettre me faisait penser à une autre lettre de ce même genre, écrite par une mère qui attendait le même sort. Il s’agit de Milada Horáková.

Parfois le roman reste un peu trop dans le contraste entre classe ouvrière et bourgeoisie, entre bon et mal, même s’il s’agit beaucoup de surmonter ces mêmes préjudices et contrastes de classe. On oublie un peu que la réalité sociale était beaucoup plus complexe.

Parfois j’aurais désiré un peu plus de profondeur dans la narration. Cela vaut évidemment surtout pour la partie sur la Commune. Les entrées du journal intime de la mère par exemple sont très brèves et concises, ce qui permet une vue globale sur la Commune comme évènement et comme expérience, mais on ne peut pas vraiment s’y immerger. Une chose que j’espère toujours trouver dans ces romans est une révélation sur comment il était de vivre la Commune, mais ce n’est pas facile à découvrir malheureusement, car le quotidien est une des choses plus difficiles à reconstruire car il nous manque de témoignages directs, de vraies entrées de journal de communard(e)s sur leur expérience de la Commune jour après jour. C’est une chose que j’essaye de comprendre, moi aussi, à travers mon imagination, mon possible futur roman, mais c’est une chose où j’ai aussi des difficultés.
Aussi j’aurais aimé suivre encore Aurore dans sa nouvelle vie, voir comment elle réussit à trouver son propre chemin. Et j’aurais voulu connaitre mieux l’oncle paternel, quel était son rôle dans la Commune, s’il a été déporté, lui qui était aussi sur la liste des prisonniers. Et je regrette aussi qu’on ne découvre pas comment les parents d’Aurore se sont connus.

Espoir et angoisse d’un communard amnistié : La Traversée de Gérard Hamon

Quoi faire après l’amnistie? C’est une des questions que se pose le protagoniste du livre de Gérard Hamon. Ce roman se présente sous la forme d’un journal rédigé par un communard amnistié pendant le voyage de retour. Il contient des détails du voyage, mais c’est aussi une forme de réflexion psychologique. En fait le protagoniste non nommé (ou plutôt anonymisé, il s’appelle en fait *** ***) se trouvait dans un état qui se peut considérer presque comme une hibernation qui a duré plusieurs ans. Ce n’est qu’avec l’amnistie et ce voyage de retour qu’il semble avoir complètement repris conscience de son existence qu’il explore avec les pages écrites non pas pour être publiées mais pour regagner et comprendre mieux le sens de son propre passé, présent et futur.

Encore une fois nous retrouvons une relation intéressante entre fiction et réalité historique. Tous les déportés que le protagoniste rencontre sont réels. Le même vaut aussi pour le commandant du navire. L’auteur a consulté les dossiers et beaucoup de sources, en particulier en ce qui concerne les conditions de transport des déportés pendant les voyages de l’aller et du retour. L’auteur décrit ce processus de recherche à la fin du livre. Là on découvre aussi que le protagoniste est aussi inspiré par un communard réel.

En particulier, le voyage à bord du Var est évoqué avec une précision très réaliste et tangible. Le même vaut pour les informations retrouvables dans les dossiers. Cependant les références à la déportation et à la Commune restent beaucoup plus vagues. La déportation est décrite en particulier comme une période d’inertie et de repli sur soi même. Elle n’est racontée que dans des épisodes isolés et des réflexions généralisées. Le temps de la Commune est aussi peu concrétisé. C’est une période de grand espoir pour un homme qui s’est laissé entrainer par la foule avec laquelle il a partagé certains espoirs et convictions. Mais pendant tout ce temps il n’a pas eu la possibilité de comprendre toute la dimension de ce qui a été la Commune. A part quelques idées c’est surtout la guerre civile qui reste dans la mémoire du protagoniste et qui le poursuit même dans des cauchemars. Les relations temporelles des faits de la Commune évoquées dans les écrits du narrateur et les fragments de dialogue qu’il cite restent confuses et vagues, dans des cas isolés fausses ou au moins très improbables. Ce dernier vaut en particulier pour des femmes qui se lancent sur les généraux Lecomte et Clément-Thomas et veulent venger leurs maris « massacrés par les Versaillais ». J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une simple erreur de dénomination, et qu’il se réfère peut-être aux évènements de juin 1848 dont l’implication de Clément-Thomas est évoquée quelques pages avant. Mais ce ne peut pas être le cas parce qu’il s’agit d’une chose qui doit s’être passée très peu de temps avant, puisqu’une femme « exposa sous le nez de Lecomte la plaie fraîche […] de la morsure de la balle du fusil d’un soldat assaillant alors qu’elle tentait de venir en aide à son mari mortellement blessé. » Cet épisode aurait donc dû avoir lieu le 18 mars même ? De ce que je sais il n’a pas eu de massacres commis par les Versaillais ce jour-là, mais je me laisse volontairement convaincre autrement par des sources plus fiables qu’un roman. Il reste donc ouvert s’il s’agit d’une erreur de recherche, une libre interprétation du fait que le général Lecomte a ordonné de tirer sur la foule (a-t-il eu des soldats qui ont effectivement tiré ?) ou c’est peut-être le résultat de la mémoire confuse et peu fiable des personnages avec ces 8 ans de distance. Dans le même passage il y aussi des hésitations sur les noms des généraux qui sont appelés une fois Lecomte et Thomas, puis deux fois Lecomte et Clément et enfin Clément et Thomas.

En tout cas il s’agit d’un livre intéressant à lire qui contient tous les souvenirs, les souffrances mais aussi les espoirs d’un groupe de communards inconnus. En le lisant nous partageons avec eux les privations d’un voyage en mer, l’ennui de mois passés dans l’attente. Peu à peu nous découvrons leurs histoires, qui sont pleines de souffrance, de familles déchirées, de guerre et de mort. Mais nous découvrons aussi quels sont leurs compétences, leurs idéaux avec lesquels ils n’ont pas rompu malgré tout. Les conditions du voyage ne sont pas faciles, mais cette fois c’est un retour, c’est un trajet guidé par l’espoir et par la libération. De plus en plus la mémoire des souffrances endurées est remplacée par la curiosité envers ce qu’ils retrouveront en France. Cette curiosité est pleine de craintes mais aussi d’espoir. C’est ainsi que le livre se termine, dans l’incertitude quand même rassurante de communards amnistiés, déportés redevenus citoyens.

Hamon, Gérard. La Traversée: Retour de bagne d’un communard déporté. Rennes: Éditions Pontcerq, 2016.

Discussion du livre sur le site des Ami(e)s de Henri Guillemin

Pour ceux qui aimeraient maintenant savoir comment le voyage de retour a été vécu par un communard réel, le journal de Jules Renard est disponible librement sur Gallica.

Un roman, deux perspectives sur la semaine sanglante

Comment raconter les horreurs de la semaine sanglante ? Cette question préoccupe tous ceux qui ont entendu parler de l’écrasement de la Commune et veulent que les gens sachent la vérité sur ce terrible épisode de l’histoire française. Cela vaut en particulier pour les auteurs de la fiction communarde. A mon avis, le roman de Yvonne Singer-Lecoq est un exemple brillant de la réussite de cette entreprise. C’est un roman à la fois bien écrit et difficile à digérer à cause de son contenu réalistiquement amer.

La particularité de ce roman est que la semaine sanglante est racontée dans deux perspectives qui alternent. D’un côté nous avons une enseignante polonaise nommée Wanda qui est sans doute partisane de la Commune dans laquelle elle avait des grands espoirs. Son compagnon Nicolas, avec lequel elle partage la passion pour l’éducation, est membre de la Commune. Pendant ces derniers jours de la Commune elle aide à construire une barricade et prend soin des blessés. Avec elle nous faisons connaissance des habitants du quartier et en particulier de Flore et de son amant Victor qui commandera la barricade. Ici deux mondes différents de la Commune se rencontrent : d’un côté nous avons la polonaise exilée passionnée par l’éducation qui appartient à la modeste bourgeoisie et de l’autre l’ouvrière pauvre, illettrée, encore jeune mais déjà marquée par les conditions du travail, mère d’un petit enfant, vêtue en fédéré qui veut se battre comme les hommes. Et malgré ces différences les deux femmes deviennent des amies pendant cette semaine fatidique. A la perspective de Wanda s‘ajoute celle de Vincent, simple soldat versaillais, normalement ouvrier à la campagne. Lui, contre sa propre conscience, est forcé non pas seulement à percevoir des atrocités, mais aussi à les commettre. S’il avait refusé, lui aussi l’aurait payé de sa vie. Il en ressort traumatisé, comme on dirait aujourd’hui. Orphelin élevé par les curés et jusqu’à présent apolitique, il commence à se poser des questions. C’est très intéressant de suivre son propre développement personnel. Pour se consoler, Vincent pense sans cesse au grand amour de sa jeunesse. C’est Flore, qu’il a connue avant qu’elle soit partie pour Paris. Inévitablement les deux perspectives se rapprochent, se superposent le 28 mai sur la barricade de la rue des Envierges de Belleville avant de se séparer à nouveau et définitivement.

Les faits de ces événements sont présents d’une manière très détaillée et crédible. Tout ce qui est évoqué semble réaliste, rien n’est enjolivé. On se croit vraiment là, à Paris, à Belleville et ailleurs. Evidement comme toujours quand on raconte la Commune en partant par sa répression, la Commune vivante et avec elle ses espoirs et sa vitalité sont évoquées que par des fragments. Ce le rend difficile de la saisir, elle reste volatile, fugace.

Ce qui m’a impressionnée en particulier est combien l’autrice a eu soin de ne pas présenter une réalité en noir et blanc. Ni les communards, ni les versaillais ne sont pas une masse homogène. On signale en particulier la dispute entre Wanda, essentiellement antiautoritaire et croyante et communarde dans le même temps, et le blanquiste Nicolas à propos des otages. C’est encore plus évident chez les versaillais. Ce ne sont pas tous des monstres sanguinaires non plus. Le livre montre qu’il y a même des désagréments entre les généraux à propos des prisonniers. Il y a tout l’éventail de versaillais : il y a ceux qui se divertissent en chassant et fusillant ; il y a celui qui au commencement est indifférent aux massacres mais qui dit à la fin que c’est trop ; il y a Vincent qui questionne les méthodes de l’armée versaillaise dès du commencement de la semaine sanglante mais qui n’ose pas désobéir et il y a aussi ce soldat qui refuse de fusiller les prisonniers et qui est fusillé à son tour.

Même si le contenu est pesant, aggravé encore par les changements de perspective, c’est un roman très réussi qui transmet les évènements et leur réflexion dans les pensées et les émotions des acteurs et actrices d’une manière détaillé et crédible. Après Liberty’s Fire c’est le deuxième roman qui s’intéresse aux simples soldats versaillais et à l’effet qu’il fait sur leur conscience quand ils comprennent qu’ils sont utilisés pour commettre des atrocités, des crimes de guerre. Le livre a été publié en 1979, donc probablement il sera difficile de s’en procurer un. J’aimerais donc remercier la bibliothèque de Genève pour l’avoir rendu accessible pour moi. En tout cas il s’agit d’un ouvrage qui mériterait d’être redécouvert.

Singer-Lecocq, Yvonne. Votre pavé, citoyen: roman. Paris: Stock, 1979.