La Commune et la déportation dans les mots d’un de ses protagonistes peu connus [Souvenirs amers – François Camille Cron]

Une question qui continue à m’occuper est comment les communard(e)s eux-mêmes ont vécu la Commune et la répression qui la suivit. Certains ont publié des mémoires. Mais ce sont surtout les lettrés, les journalistes, les protagonistes principaux de l’insurrection, comme les membres de la Commune. Que reste-t-il cependant des autres, des simples gardes nationaux, de ceux qui n’ont pas et ceux qui n’auraient même pas pu laisser des traces écrites et encore moins des livres publiés? Une piste possible sont les lettres écrites par ceux qui le savaient faire. Certaines se trouvent dans les archives, comme les lettres retenues par l’administration, dont je suis convaincue qu’elles contiennent encore beaucoup plus d’informations qui n’ont jusqu’à présent pas été systématiquement étudiées.

Mais ce n’est pas la seule possibilité d’élargir la perspective sur cette question. Je viens de lire un ouvrage qui est un autre témoignage direct de cette époque, mais qui se différentie de tous autres genres à peine évoqués. Il s’agit une collection de textes rédigés par François Camille Cron pendant son séjour de déporté en Nouvelle-Calédonie. Au contraire des mémoires publiés par les communards, ce texte à l’origine n’était pas destiné à la publication. Celle-ci advint seulement une centaine d’années après les évènements décrits, lors de la redécouverte de cette source précieuse. Le texte est dédié surtout à son fils pour lui raconter l’histoire de 1870 et 1871 et expliquer pourquoi Cron a participé à l’insurrection et ce qu’il a vécu par conséquence.

Le texte commence par un récit de ce qui est avenu dans ces deux années fatidiques et de ce que Cron a vécu depuis. Mais dans le cours du temps, le caractère du texte change. Une fois que le passé et le présent se sont rejoints, les mémoires se transforment dans une espèce de journal. Cron y documente les anecdotes, les lettres reçues et envoyés. Il copie des textes comme des chants ou des citations de pièces littéraires et même un discours de Victor Hugo. Aussi il exprime ses sentiments et raffermit ses convictions politiques. Ce monologue est toutefois interrompu par des passages où il s’adresse à ses enfants ou son père, presque comme dans une lettre. J’ai apprécié les détails qui donnent des indications sur le déroulement des procès et des parcours des prisonniers ou la vie quotidienne des déportés. Ils restent toutefois fragmentaires. Cela vaut en particulier pour la vie à l’île des Pins. Les références à la terre de déportation restent peu abondantes, surtout si on les compare avec le récit des faits antérieurs, ce qui peut être témoigne de l’état d’aliénation et de l’ennui dans lequel se trouvait Cron. Ces cahiers sont toutefois un fort témoignage de la tentative d’un vaincu de la Commune de survivre dans ces conditions peu favorables, de garder un sens dans cette période d’inanité.

Ce qui distingue le texte de Cron d’autres textes est surtout son immédiateté. Il n’est pas réédité pour la publication ni pensé pour être envoyé par la voie postale. On ne trouve donc aucune autocensure ou restriction d’autre genre. En plus, considérant que Cron est toujours déporté quand il écrit ces lignes, il n’est pas astreint aux évènements qu’il décrit, mais se trouve toujours dans leur intérieur.

L’intérêt ne vient pas seulement de ce que Cron raconte, mais aussi de comment il se positionne par rapport aux évènements racontés, de comment il les classe et les évalue. Ce qui est surprenant est combien Cron se montre critique de la Commune et ne cherche pas à l’idéaliser devant la postériorité. Il critique surtout le manque d’organisation, l’expertise manquante des acteurs principaux, mais aussi l’intégration de gens questionnables ou même délinquants. Son jugement est également sévère par rapporte à l’exécution des deux généraux le 18 mars, et plus tard celle des otages :

« Comment vous, Républicains, aujourd’hui vous brûlez publiquement la guillotine parce que vous trouvez ignoble que la justice humaine (soi-disant) réponde par un assassinat à un autre assassinat, mais le lendemain vous ne guillotinez plus c’est vrai, mais vous fusillez des masses dont la majorité ne vous a jamais rien fait de mal.
Ce que vous trouvez injuste chez le juge […], le trouveriez-vous juste […] quand c’est fait par vous ?
Vous vous battez pour votre liberté dites-vous, mais alors voudriez-vous enchaîner celle de vos frères qui ne pensent pas exactement comme vous ?
Non ! Républicains ou soi-disant tels, commencez par prouver que votre gouvernement est le plus beau, le plus juste, loyal et le plus économique de tous les autres gouvernements, qu’il protège, qu’il régit & qu’il administre de la manière la plus juste, qu’il ne vit que par la volonté de la majorité nationale […]et en faisant droit aux réclamations justes et loyales d’une minorité quelconque. » (61)

Et il semble voir même une coresponsabilité des dirigeants communards pour les milliers de fédérés morts pendant la semaine sanglante, surtout de la part de ceux qui s’enfuient pour sauver leur peau au lieu de se battre jusqu’à la fin :

« Gens incapables ou brutes sauvages qui traînez derrière vous cette foule affolée chassée de ses quartiers, que tout le sang versé tombe sur vos têtes, gardez-en la responsabilité, mais ne revenez plus […]. Votre valise est prête, votre chemin est frayé, vous allez quitter la lutte que vous avez enflammée vous-mêmes pour mieux satisfaire votre cupidité, vous allez abandonner ces pères de famille qui ont eu la bonhomie de croire à vos paroles hypocrites. Ils sont là, ces hommes, vos victimes. Là, les voyez-vous ? En voilà un, deux, dix, vingt, cent, mille et mille qui tombent derrière la barricade qu’ils défendent pendant que vous liez les cordons de vos… bourses pour les abandonner lâchement ou dernier moment et aller vivre tranquillement à l’étranger […] !
Entendez-vous les plaintes et les gémissements des veuves et des orphelins dont le mari et père vient d’être tué ? Leur donnerez-vous au moins du pain ?
Entendez-vous ces fusillades de masses d’hommes traînés à votre suite qui sont tombés entre les mains de cette soldatesque ivre de sang et d’eau-de-vie, qui a perdu jusqu’à son instinct humain et qui fusille, fusille et fusille encore !!!… » (59)

Mais encore plus il accuse évidemment les soldats versaillais :

« Oui ! Généraux, officiers, sous-officier et soldats français, vous êtes courageux jusqu’à la férocité quand vous avez devant vous un peuple aveuglé, abandonné de ses chefs et surtout inexpérimenté ; quelle gloire et quels honneurs avez-vous acquis dans ces mémorables journées de Mai 1871 ?
Si en 1870, vos généraux et officiers avaient seulement montré la 10ème partie du courage qu’ils ont montré à l’entrée de Paris ; savez-vous ce qui serait arrivé ? » (59-60)

Ceci lui a été aussi reproché lors de son procès, se référant à des écrits précédents :

« Enfin Cron est un homme des plus dangereux car après la chute de la Commune à laquelle il avait pris une si large part comme combattant, il a prouvé qu’il était aussi un révolutionnaire convaincu en rédigeant un cahier intitulé : Les Idées d’un Démocrate alsacien dédiées à ses enfants et à la Génération future. Cahier où Cron, après avoir traité les soldats d’égorgeurs et d’assassins, pose les bases et les principes d’une nouvelle révolution. » (241)

Toutefois, malgré ses déceptions et la répression féroce, Cron reste fidèle à ses idéaux et convaincu d’avoir fait la chose juste :

« Je n’ai jamais failli à l’honneur et soyez assuré que jamais votre fils Camille ne tachera votre nom […]. Ce que j’ai fait, je l’ai fait par amour pour mon sol natal et par conviction, je l’ai fait pour arriver à mener un meilleur sort pour cette masse que l’on appelle les ouvriers, nos ennemis nous ont vaincus, tant pis pour nous mais au moins cette lutte sanglante qui a duré 71 jours n’aura pas été inutile à la cause du peuple car elle a voulu d’abord l’anéantissement de tous les projets de restauration monarchique en France et la proclamation définitive de la République, ensuite les franchises municipales de Paris qui a toujours été maintenu jusque-là, sous  la tutelle gouvernementale. Voilà mon père ce que nous avons fait et je suis certain que sous ce rapport vous savez bien que votre fils a fait son devoir de citoyen et que au lieu de le blâmer, vous en êtes fier. » (95-96)

Au-delà du jugement moral, la Commune est présente dans le récit de Cron surtout à travers ses expériences de la guerre civile.

Les réflexions de Cron sur la guerre, ou plutôt les guerres, m’ont frappées par leur actualité. Ainsi il écrit après avoir appris des bruits sur une nouvelle guerre en Europe :

« Je ne fais qu’un vœu, c’est le maintien de la paix. A qui rapporte la guerre ? Aux monarques et leurs satellites qui trempent leurs mains d’assassins dans le sang, ensuite les essuyent avec l’or des peuples vaincus. Quand viendra le jour où les peuples comprendront tous que les rois ne sont pas plus d’un homme et que la guerre commandée par eux n’est qu’un crime fratricide ? […]
Les pères et mères enseigneront-ils bientôt à leurs enfants leurs droits et leurs devoirs ?
O ! alors les enfants se diront, nous sommes au monde pour être utiles à nos parents et à nos concitoyens, aucun homme au monde n’a le droit de me forcer de quitter les pauvres vieillards qui m’ont donné le jour, me faire partir loin de mes foyers, me jeter dans un champ de bataille vis-à-vis d’autres malheureux, comme moi, et nous faire assassiner les uns les autres le plus possible et cela pour la plus grande gloire d’un monarque sanguinaire et bestial .
Non ! Quand tous les enfants connaîtront les Droits de l’Homme, nous n’aurons plus de guerre et par cela même plus de tyrans !
Les mots Patrie, Honneur, Gloire et Frontière n’ont été inventés que pour l’animosité des nations les unes contre les autres et ce qui fait la force des oppresseurs, la division des peuples les laisse regner tranquillement mais le jour où les nations traverseront les ruisseaux qui les séparent et se tendront fraternellement la main, ce jour-là le règne des vautours et d’autres oiseaux de proie à figures humaines sera terminé et la Paix maintenue éternellement dans l’Univers, alors, peuples il n’y aura plus de patries, plus de peuples, plus de frontières, il n’y aura que des hommes, l’univers et le bonheur de tout le monde par conséquent. Vive la Paix !» (141-142)

Ces six cahiers, dont le troisième a malheureusement été perdu, enrichis par les documents du procès et des nombreuses annotations nous donnent donc des aperçus précieux au temps tourmenté que leur auteur a vécu. Leur publication donne une voix au protagoniste du récit, ce communard si peu connu, une voix qui partage des pensées avec nous qui sont en partie toujours si pertinentes même en 2022.  

Les lettres retenues par la censure comme source paradoxe sur la vie des déportés de la Commune

Je viens donc de lire un autre livre à propos de la Commune. C’est extrêmement émouvant car il s’agit de lettres de ou à déportés de la Commune. Il s’appelle « Lettres retenues – Correspondances censurées des déportés de la Commune en Nouvelle-Calédonie » et est édité par Virginie Buisson.

Le contenu de ce livre s’explique le mieux avec les mots de son éditrice:

„J’ai découvert une correspondance confisquée, des lettres retenues. J’ai lu des lettres d’amour, des lettres d’épouses et de mères, des lettres d’enfants. Ces lettres ne sont jamais parvenues à leurs destinataires, retenues par la censure, par l’arbitraire des gardiens. Par la mort des déportés, égarées dans l’errance des familles acculées à la misère en France“

Malheureusement le travail éditorial n’a pas toujours été fait avec le soin qu’on s’attendrait. Les lettres et les informations accompagnantes ne sont pas toujours assez contextualisés. Dans autres cas les informations dans les textes sont répétitives ou pas directement pertinentes au contenu. Même à l’intérieur des chapitres thématiques parfois les informations ne suivent pas une chronologie logique qui faciliterait la compréhension. Une préconnaissance à propos de la vie des déportés en Nouvelle-Calédonie est une précondition pour comprendre certaines références par exemple à l’intérieur des lettres. Aussi les citations et la bibliographie sont incomplètes.

Mais ces imperfections ne devraient pas distraire du travail important que l’édition de ce livre représente. Il rend accessible des lettres, des histoires d’individus, des informations directes sur les conditions de vie des déportés de la Commune qui autrement seraient restés cachées dans les archives. Il s’agit des lignes écrites pas pour un grand public, des lettres pas arrivées aux destinataires à cause de la censure. Mais si la censure alors a retenu des informations dont on ne voulait pas que les gens en savaient, d’un point de vu d’aujourd’hui paradoxalement elle les a sauvés. Si ces lettres avaient été distribués peut-être une mère aurait eu des nouvelles de son fils, mais probablement cette lettre n’aurait pas été conservée. Mais l’acte de la retenir, de la mettre dans le dossier du déporté aujourd’hui nous permet de gagner des informations précieuses sur la déportation. Il s’agit des lettres de charactère très divers. Je l’ai trouvé très émouvant de les lire. Donc si je conseille de lire ce livre, je recommande également de ne le pas faire dans le train comme moi, parce qu’il y avait des instants où j’ai eu des larmes dans les yeux.

Comme j’ai déjà dit, les lettres se diffèrent de toute façon. Il y a des lettres adressées à membres de la famille, mais aussi celles dirigées vers des entités officielles comme peut-être un ministre. Aussi les raisons pourquoi ces lettres sont conservées dans les archives probablement sont différentes, même si souvent on peut seulement les deviner. Il y a des lettres où il y a des passages très directes sur des évènements politiques, les conditions de la déportation où des autres choses qui ne semblent pas aller ensemble avec la morale du régime d’alors. Si dans ces cas le schème de la censure semble suivre un ordre logique, il y a des autres cas où les lettres semblent complètement inoffensives et la décision de ne pas les transmettre semble fruit de l’arbitraire. Dans autres cas les lettres sont conservées parce que le destinataire était décédé dans le moment où la lettre était transmise. Les lettres adressées aux ministères et autres institutions ont probablement été transmises, mais mises dans les dossiers pour l’archivage.

Les lettres les plus émouvantes ont été pour moi celles de membres d’une famille à un déporté dont ils n’avaient pas de nouvelles depuis des mois, suivis de la simple note écrite en marge qui indique que cet homme s’est suicidé le même jour de la date de la lettre envoyée à lui. La lettre où un déporté, privé de ses droits civiques, donne son approbation pour le mariage de sa fille, mais a besoin de la signature du gouverneur pour valider la sienne, est aussi restée dans ma mémoire. Le même vaut aussi pour une description très détaillée d’une habitation à l’île des Pins.

Mais ils sont les lettres dans leur ensemble qui forment un collage très coloré et multiforme, pourtant fragmentaire, de la vie des déportés à la Nouvelle-Calédonie. Le contenu et la présentation graphique du livre m’ont rappelé beaucoup le travail de Leo Spitzer sur les lettres des prisonniers de guerre italiens pendant la première guerre mondiale que nous avons consulté pendant un séminaire d’italien. Savant qu’il s’agit d’un choix de lettres et pas de toutes les lettres, j’aurais maintenant tant d’envie d’en lire encore, d’en lire toutes qui sont conservées.

Voir plus

Buisson, Virginie. Lettres retenues – correspondance confisquée des déportés de la Commune en Nouvelle-Calédonie. Documents. Paris: Le cherche midi, 2001.

Dans un document sur la Nouvelle-Calédonie comme terre d’exil et terre d’asyle publié par la ville de Nouméa se trouve une contribution de Nicole Célestin sur le même sujet, avec des autres extraits de lettres et aussi des images.